Carlos Ghosn et Michelin : une ascension fulgurante
Même pour un ancien élève de l’Ecole Polytechnique et de l’Ecole des Mines de Paris, une carrière d’ingénieur commence, chez Michelin, par un séjour à l’atelier.
Aux côtés des ouvriers, au plus près du produit.
Pour Carlos Ghosn, qui a rejoint la manufacture de Clermont-Ferrand en 1978 tout juste diplômé, ce sera à l’établissement du Puy, à Blovozy. Dés 1981, après des missions qui le conduiront à Tours, Cholet et Karlsruhe, il revient au Puy, comme directeur de l’usine. Il a 27 ans.
Après la fabrication : la recherche. dans un groupe, inventeur du pneu radial, où l’innovation est une priorité. En 1984, Carlos Ghosn se voit confier la direction du département recherche/développement des pneumatiques à usage industriel, ceux qui équipent les poids lourds comme les énormes engins de chantier.
Carlos Ghosn, un dirigeant au profil multiculturel
C’est en 1985 que cette ascension exceptionnellement rapide prend un premier tournant décisif. Sous la houlette de François Michelin, Bibendum s’est lancé dans une expansion mondiale qui va transformer la manufacture clermontoise en authentique multinationale. Non sans mal. Michelin a procédé à de lourds investissements au Brésil, marché prometteur mais difficile, ravagé par une inflation galopante. Carlos Ghosn aura patienté sept ans pour retrouver le pays natal, dont il parle la langue et où vit une partie de sa famille. Mais il y revient comme patron des opérations brésiliennes, responsable de deux usines et deux plantations, car Michelin produit une partie du latex qui entre dans la composition, ultrasecrète, de ses gommes. Il a tout juste 31 ans.
De cette mission de redressement jugée à haut risque, il s’acquittera si vite, et si bien, que le séjour brésilien va être bien plus court que prévu, et espéré. En 1989, Carlos Ghosn, sa femme Rita et leur fille Caroline, quittent Rio de Janeiro pour Greenville, en Caroline du Sud. C’est dans cette ville de la ‘’Bible Belt’’ que Michelin a installé le siège de ses opérations nord-américaines. L’enjeu est considérable. Michelin vient de prendre le contrôle de Uniroyal-Goodrich, le numéro deux américain du pneumatique, et la réussite de l’intégration propulserait l’entreprise de Clermont-Ferrand au premier rang mondial de l’industrie.
Dans la gestion du rapprochement, Carlos Ghosn va mettre en œuvre des principes et des solutions, dont certains déjà expérimentés au Brésil, qui deviendront des piliers de sa méthode de management. Ecouter, beaucoup. Aller sur le terrain. Analyser, en profondeur. Décloisonner, avec notamment les désormais fameuses équipes « transverses ». Respecter les personnalités et les traditions mais faire sauter sans hésitation tous les obstacles à la performance, qui est la condition de la survie et du développement de toute entreprise. Fixer des objectifs ambitieux, intégrés dans un plan pluriannuel qui permet à chacun de savoir où on va et comment on y va.
Le succès est encore une fois au rendez-vous. Les activités placées sous la responsabilité de Carlos Ghosn, en Amérique du Nord puis dans le reste du monde, représentent 40% du chiffre d’affaire mondial de Michelin. C’est à Greenville, auprès de Carlos Ghosn que François Michelin envoie se former celui qu’il a désigné comme son successeur à la tête de la manufacture, son plus jeune fils, Edouard.
Une entrée remarquée chez Renault
En 1996, entré chez Michelin dix-huit ans plus tôt, le numéro deux sait qu’il ne sera jamais numéro Un, famille oblige. C’est un chasseur de tête qui lui fera rencontrer Louis Schweitzer, le patron de Renault, à la recherche d’un directeur général adjoint et futur successeur, si tout se passe bien. Le constructeur automobile français n’est plus le gouffre financier des années 80 et le processus de privatisation de l’ancienne Régie Nationale des Usines Renault a été enclenché. Mais dans un paysage automobile mondial en constante évolution, l’entreprise de Billancourt est trop petite, trop française. L’échec du projet de fusion avec Volvo, en 1993, a laissé un goût amer. Pas assez rentable, perdant de l’argent à l’internationale, le groupe fait partie, avec PSA et Fiat, de ces constructeurs européens dont l’avenir indépendant fait l’objet de spéculations régulières.
Le « plan 20 milliards » (de francs), élaboré et mis en œuvre par Carlos Ghosn, va permettre à Renault d’atteindre une marge opérationnelle honorable et d’avoir les moyens financiers de sa croissance, alors que la « fusion entre égaux » annoncée entre l’Allemand Daimler et l’Américain Chrysler fixe désormais à quatre millions de véhicules fabriqués par an le seuil de survie d’un constructeur automobile. Alors qu’il s’agissait avant tout d’un programme d’investissement et de conquête, la presse affuble Carlos Ghosn du qualificatif de « cost killer », en raison de la très médiatisée fermeture de l’usine belge de Vilvorde.
En 1998, Nissan, le numéro deux japonais de l’automobile, apporte justement la démonstration du sort qui attend une entreprise qui a perdu la maitrise de ses coûts de production : la faillite. Le groupe croule sous 20 milliards de dollars de dette ; 39 des 42 modèles vendus perdent de l’argent ; certaines usines tournent à moins de 50% de capacité.
Le 27 mars 1999, Louis Schweitzer mandate Carlos Ghosn pour sauver Nissan
Pour Renault, dont la quête d’un partenaire indispensable s’est poursuivie, c’est une occasion à ne pas rater. Mais Louis Schweitzer y met une condition : que Carlos Ghosn, à peine enraciné en France, parte pour le Japon piloter le redressement de Nissan. Le 29 mars 1999, à Tokyo, l’Alliance Renault-Nissan est annoncée. Pour 5 milliards d’euros, Renault acquiert 36,8 % du capital de Nissan, obtient trois postes au comité exécutif, dont Carlos Ghosn comme directeur des opérations.
Sous sa direction, le petit commando de trente cadres venus de Renault, se met au travail. En octobre 1999, Carlos Ghosn présente le Nissan Revival Plan (NRP) qui bouscule certains tabous du monde des affaires japonais : fermeture de cinq usines, suppression de 21.000 emplois (sans licenciements secs), démantèlement du « keiretsu », cet ensemble de filiales non-stratégiques et de participations croisées devenu un boulet pour Nissan. Les rangs des fournisseurs et équipementiers, un « écosystème » essentiel pour un grand constructeur automobile, seront réorganisés en profondeur. Et l’avenir préparé avec un nouveau plan produit et une révolution du design.
Les objectifs ambitieux du NRP seront tous atteints par anticipation, notamment la réduction de la dette et le rétablissement de la marge opérationnelle. Carlos Ghosn en avait fait la condition du maintien en place du comité exécutif, dont il a pris officiellement la tête en 2001 en devenant directeur général de Nissan. Il a 47 ans : un évènement dans un pays qui pratique la promotion à l’ancienneté. Le « choc Ghosn » aura un impact non négligeable sur le monde des affaires japonais, étudié dans de nombreux de livres et des dizaines d’études de cas d’écoles de commerce dans le monde entier.
Loin d’être un simple exercice de retournement, la renaissance de Nissan s’est faite en préservent l’identité de l’entreprise, en valorisant les éléments les plus forts de sa culture, en faisant bénéficier en retour son allié français de ses savoir-faire. Le développement des synergies au sein de l’Alliance Renault-Nissan, objet d’une planification et d’une quantification rigoureuses, apporteront une contribution substantielle au redressement.
Le NRP, suivi en 2004 d’un nouveau plan de trois ans, Nissan 180 (1 million de voitures produites en plus, une marge opérationnelle de 8 %, une dette ramenée à 0) est également réalisé en avance. C’est la rampe de lancement d’une expansion internationale, permise, non seulement, par le redressement de la situation financière, mais aussi, par le retentissement international de cette aventure industrielle peu commune.
Des partenaires et des projets visionnaires pour l’Alliance Renault-Nissan
En 2002, les autorités chinoises convient Nissan à investir dans une joint-venture avec Dongfeng, groupe à capitaux publics, leader chinois du camion. De confidentielle, la présence de Nissan en Chine, en passe de devenir en deux décennies le premier marché automobile de la planète, va devenir la plus forte parmi tous les constructeurs japonais. Des investissements de même ampleur, de l’ordre du milliard de dollars, seront réalisés aux Etats-Unis, avec l’ouverture d’une seconde usine à Canton (Mississipi) et au Brésil (usine de Resende dans l’état de Rio de Janeiro).
En 2005, alors que le déséquilibre s’accroit au sein de l’Alliance entre un Nissan en pleine expansion et un groupe Renault qui piétine, Carlos Ghosn accepte la proposition de Louis Schweitzer de revenir à Billancourt comme directeur général. Il va relever le défi inédit de diriger deux entreprises classées dans les « Fortune 500 », employant des centaines de milliers de personnes sur des dizaines de sites industriels dans le monde. C’est aussi le moyen afin que le travail de convergence au sein de l’Alliance soit poursuivi sans relâche. Il le paie d’un rythme de vie professionnel infernal, une semaine à Tokyo, la suivante en France, et des séjours réguliers en Chine, aux Etats-Unis, au Brésil, en Turquie, en Russie et dans tous les pays où l’Alliance a une présence significative.
Le retour de Carlos Ghosn chez Renault va se traduire par de nouvelles ambitions, malgré le choc que va subir cette industrie, comme les autres, en raison de la crise financière mondiale qui déferle à partir de l’automne 2008.
Dacia, la marque qui a permis à Renault de créer un nouveau segment de marché, le « low cost », sera dotée d’une gamme complète et, en 2012, d’une nouvelle usine, au Maroc, qui augmente fortement ses capacités de production afin de faire face à une demande en forte croissante. Le groupe Renault, qui avait une présence modeste en Russie, se voit confier par Vladimir Poutine la mission à hauts risques de mettre aux normes internationales le constructeur AvtoVAZ, qui avec notamment la marque Lada, détient 40% du marché russe. Le défi économique et social est considérable mais l’immense usine de Togliatti va devenir, au terme d’années d’effort, une plateforme performante de production pour AvtoVAZ et les principales marques de l’Alliance, Renault, Nissan et Dacia.
Face aux crises mondiales : réactivité et mise en valeur du long terme
En 2009, Carlos Ghosn, est confronté à un choix difficile. Ayant sur les bras la faillite de General Motors, l’administration Obama lui demande officiellement d’en diriger le redressement. Revenir aux Etats-Unis, où sont nés trois de ses enfants, est évidemment tentant. Mais cela implique d’abandonner la barre de l’Alliance en pleine tempête financière, puisque les Américains n’envisagent pas que General Motors en devienne le pilier américain. Une négociation que Carlos Ghosn avait pourtant menée assez loin en 2006. Impossible.
Poursuivant sa mission, c’est en 2009 que le patron de l’Alliance Renault-Nissan lui fait prendre, avec presqu’une décennie d’avance, un virage historique : l’avenir de l’industrie automobile sera électrique. Il lance un programme pluriannuel d’investissements qui se chiffre en milliards de dollars. Nissan avec Leaf et Renault avec Zoe deviennent les premiers constructeurs généralistes au monde à mettre sur les routes des véhicules « zéro émission ».
Passée la crise financière, les épreuves continuent. En 2011, le Japon est frappé par le tremblement de terre et le tsunami qui atteignent la région du Tohoku, au nord de Tokyo. Quand nombre d’expatriés, devant la menace créée par le désastre nucléaire de Fukushima, quittent l’archipel, Carlos Ghosn y revient par le premier avion disponible. Il se rend en personne à l’usine de moteur de Iwaki, voisine de Fukushima, afin de manifester publiquement qu’elle sera remise en état.
En 2016, l’orgueilleux conglomérat japonais Mitsubishi fait appel à Carlos Ghosn pour sauver Mitsubishi Motor Corporation (MMC), sa branche automobile une nouvelle fois en difficulté. Nissan prend 34 % du capital et Carlos Ghosn la présidence du conseil d’administration. Une fois encore, grâce aux savoir-faire transférés depuis l’Alliance et au dégagement rapide de synergies, le redressement sera spectaculaire. MMC apporte certaines technologies utiles, comme le moteur hybride rechargeable, et une forte présence en Asie du Sud-Est.
L’Alliance devient, en 2017 et 2018, le numéro un mondial en volume de l’industrie automobile, dépassant, avec plus de dix millions de véhicules vendus, les géants allemand Volkswagen et japonais Toyota. L’Alliance connait alors ses plus belles années. Et Renault enregistre les meilleurs résultats financiers d’une histoire plus que centenaire.
A Amsterdam, la structure de tête de l’Alliance a été préparée à une phase nouvelle de convergence entre les différents partenaires. Carlos Ghosn, qui a cédé le contrôle opérationnel de Nissan en 2016, s’apprête à faire de même chez Renault, met à profit un dernier mandat de PDG afin de préparer l’Alliance à la révolution technologique où s’engage « l’industrie des industries ». Il est persuadé que ce modèle, unique dans un secteur où la plupart des rapprochements ont été des échecs, a encore un potentiel d’expansion. Des contacts avancés ont été pris avec John Elkann, héritier de la dynastie Agnelli, actionnaire de contrôle de Fiat-Chrysler Automobile (FCA). L’entrée de FCA renforcerait la présence en Amérique du Nord d’une Alliance devenue pour de bon « Global Motors ». Puis vint le 19 novembre 2018…